56

 

Vers le milieu du mois de Mechir, la flotte royale commandée par Setmose pénétra dans le port de Mennof-Rê. Une foule innombrable se rassembla sur les quais pour accueillir son souverain. L’impatience et la joie étaient d’autant plus grandes que, depuis quelques mois, la ville vivait un cauchemar. Thanys éprouva un véritable soulagement en voyant apparaître la silhouette de Djoser sur le pont du navire amiral. S’il n’avait tenu qu’à elle, elle aurait couru vers lui pour le serrer dans ses bras. Mais il fallait respecter le protocole, auquel le roi était très attaché. Elle se contenta de contempler avidement son époux, notant combien il avait maigri et recherchant avec anxiété de nouvelles cicatrices.

Il attendirent d’être arrivés dans la Grande Demeure, entourés de leurs seuls intimes, pour donner libre cours à leur tendresse et à leur affection.

— Mon frère bien-aimé, tu ne peux imaginer la joie de mon cœur à te revoir. Ces derniers mois, j’ai tremblé à chaque instant pour toi, et je n’ai vécu que dans l’espoir de ton retour. Que les dieux soient remerciés, qui t’ont épargné.

— Ma tendre sœur, l’amour emplit mon cœur à te retrouver si belle. Chaque jour loin de toi fut un supplice, mais il prend fin aujourd’hui. Ensemble nous pouvons nous réjouir, car avec l’aide d’Horus, j’ai vaincu nos ennemis. Leurs chefs sont désormais des esclaves condamnés à extraire l’or dans les mines de Nubie.

— Malgré mon angoisse, j’ai toujours cru à ta victoire, mon cher seigneur.

Thanys laissa passer un silence, puis elle poursuivit :

— J’aimerais avoir été aussi forte que toi. Malheureusement, un ennemi sournois a investi le Double-Royaume, et je n’ai pas su lutter contre lui comme tu aurais su le faire.

— Parle sans crainte, ma douce épouse. Que s’est-il passé ?

— Cette maudite guerre était destinée à t’éloigner de ta capitale pour mieux la livrer aux Sethiens. On ne compte plus aujourd’hui les crimes qu’ils ont commis. Semourê a renforcé la surveillance du chantier de la cité sacrée, et ils n’osent plus s’y attaquer. Alors, ils frappent là où on ne les attend pas. Des silos, des navires, des demeures ont été détruits par ce feu étrange que l’on ne peut éteindre. Hier encore, des maisons ont brûlé dans le quartier des artisans. Et mon cœur est triste de la nouvelle que je dois t’apprendre.

— Quelle est-elle ?

— Notre ami Barkis le tisserand est mort.

Elle lui conta brièvement comment l’homme qui leur avait enseigné l’art du tissage avait été tué par l’effondrement de sa maison en flammes. Une vive émotion s’empara de Djoser. Comme son vieux maître Merithrâ, l’artisan et ses métiers à tisser avaient fait partie de son enfance.

Thanys poursuivit :

— L’ennemi est imprévisible et impitoyable. Le village d’Ameni lui-même a été incendié, et beaucoup d’oiseaux ont été brûlés vifs. Par chance, il n’y a pas eu de victimes. Mais ce n’est pas tout : les assassinats rituels ont repris. Pendant les mois de Phamenoth et de Mechir, trois jeunes mères ont été sacrifiées et leurs enfants enlevés. Moshem est sur la piste des criminels, mais ils lui ont échappé jusqu’à présent.

Le jeune homme s’approcha et s’inclina devant le couple royal.

— J’ai découvert une de leurs bases, ô Lumière de l’Égypte. C’est un domaine abandonné, situé dans le nome de Per Ouazet. J’ai aussitôt averti Semourê, et nous avons organisé une attaque sur cette base. Malheureusement, lorsque nous sommes arrivés, ils avaient tous disparu. Semourê pense qu’un traître les a prévenus. Je crois plutôt que leur véritable repaire est proche de ce domaine, et qu’ils s’y sont réfugiés dès que leurs guetteurs ont annoncé notre arrivée. Ils sont remarquablement organisés. Nous avons laissé une centaine de guerriers sur place. Depuis, ils ne se sont plus manifestés. De plus, à Per Ouazet, j’ai aperçu dame Saniout, mon ancienne maîtresse. Par malheur, elle a réussi à m’échapper. La nuit suivante, Nadji et moi avons failli mourir brûlés vifs. Il ne fait aucun doute que ses complices ont tenté de nous éliminer.

— Cela prouve que les Sethiens n’ont pas tous péri dans le temple rouge, conclut Djoser. Mais je m’en doutais déjà. Ce sont eux qui ont soulevé les princes nubiens contre nous.

Imhotep prit la parole.

— Il y a autre chose, Seigneur. Il est probable que les Sethiens ont partie liée avec les Édomites. Tous ces attentats ont pour but de déstabiliser le Double-Royaume pour préparer une nouvelle invasion.

Djoser eut une moue sceptique.

— Les Édomites sont des brutes à peine plus évoluées que leurs boucs. Ils ne sont pas assez malins pour imaginer une stratégie aussi complexe.

— L’homme qui les dirige n’est pas édomite, Seigneur, et il est remarquablement intelligent. Je redoute le pire, car il se prévaut d’une légitimité à laquelle il est seul à croire, mais qui pourrait lui rallier certains nobles ayant la nostalgie du passé.

— Explique-toi, mon ami.

— L’apparition d’objets ayant appartenu aux anciens Horus prouve qu’il dispose du trésor de l’usurpateur. Il est donc presque sûr que Peribsen a eu un fils, auquel il a confié le secret de ce trésor. Et c’est ce fils, ou l’un de ses descendants, qui utilise aujourd’hui la puissance offerte par cette richesse inestimable pour tenter de reconquérir la Double Couronne. Ce descendant apparaît à tes ennemis sous les traits de Peribsen afin de faire croire à son retour du royaume d’Osiris, et les soumettre à sa volonté. Il a fondé pour cela la secte des Sethiens, une horde de guerriers fanatiques prêts à se sacrifier pour faire triompher le Dieu rouge. Prêts aussi à immoler des enfants pour redonner à Seth la fertilité que lui a ôtée Horus. Il ne dispose pas encore d’une puissance militaire suffisante pour nous inquiéter, et c’est ce qui explique la prudence des Édomites, dont il a fait ses alliés sans doute en leur faisant miroiter l’immense trésor de Peribsen. Son but est de plonger le pays dans le chaos avant de l’investir. Pour cela, il doit t’éliminer. Il l’a déjà tenté, et a échoué. Mais il recommencera. Il n’y a entre vous aucune paix possible. L’un de vous deux doit disparaître. Aussi, prends garde ! Cet homme est un dément, il fera tout pour vaincre, quitte à se détruire lui-même. De plus, il possède sur toi un avantage incomparable : tu ne connais pas son visage. Peut-être n’est-il jamais apparu devant toi, peut-être se dissimule-t-il parmi tes amis les plus proches.

Djoser examina un à un les visages des hommes présents. Se pouvait-il qu’un félon aussi abominable se cachât parmi les siens ? Il ne pouvait s’y résoudre. Il avait toujours pensé et agi avec un esprit et un cœur droit, selon la vérité de la Maât. Il se rendait compte aujourd’hui combien cette qualité pouvait desservir celui qui se trouvait au sommet du pouvoir. Pourtant, jamais il ne changerait son attitude ! Son peuple l’aimait pour sa droiture et sa justice. Il ne le décevrait pas, et il anéantirait ce scélérat. Changeant de sujet, il demanda à Imhotep :

— Que penses-tu de ce feu-qui-ne-s’éteint-pas, ô toi dont la connaissance est celle de Thôt ?

— Je suis sûr à présent que l’homme au visage brûlé n’est autre que Nesameb, ce savant que j’ai connu à Sumer. Selon Moshem, on a livré une importante cargaison de naphte aux Sethiens. Ce naphte entre sans aucun doute dans la composition du produit hautement inflammable responsable des incendies.

— Mais comment s’y prennent-ils ?

— Le produit est probablement dissimulé dans des jarres censées contenir du vin, de l’eau ou de la bière, et entreposées là où ils veulent faire partir les flammes. Ensuite, il suffit d’une torche manipulée par un complice qui disparaît aussitôt après. J’ai commencé des recherches sur ce produit.

Thanys intervint.

— Malheureusement, le peuple ne croit pas qu’il s’agisse d’attentats. Les rumeurs de malédiction s’amplifient et nombreux sont ceux qui croient que ces incendies monstrueux sont la manifestation de la colère d’un dieu ou d’un démon. Beaucoup d’ouvriers ont fui le chantier de Saqqarâh. Des émeutes ont éclaté. J’ai reçu les meneurs : ils tremblaient de peur. Ils ont demandé l’arrêt des travaux de la cité sacrée. D’après eux, un grand malheur s’abattra sur Kemit si ce monument est achevé. Les incendies sont des avertissements. Certains parlent de l’haleine de feu de Sekhmet, d’autres du souffle infernal de Seth, furieux d’avoir été rabaissé à un rang inférieur.

— Qu’en pense Mekherâ ?

— Sa position est ambiguë. Il est convaincu de l’existence des Sethiens. Mais il n’est pas éloigné de croire qu’un démon s’acharne sur nous. Il pense que le spectre de Peribsen est une manifestation de Seth lui-même. À ses yeux, rien ne prouve que l’usurpateur ait eu un fils.

Repensant à tous les innocents sacrifiés par la folie de l’ennemi, un flot de colère envahit Djoser.

— Maudite soit cette hyène puante ! rugit-il. Il n’a pas le courage de m’attaquer de front, comme un loyal adversaire, et il s’en prend lâchement à mon peuple avec ses crimes odieux et ce feu infernal. Je le ferai dévorer par des chiens affamés.

Imhotep posa la main sur le bras du roi.

— Chasse ta colère et ta haine, mon ami. Elles t’affaiblissent et pourraient t’amener à commettre des erreurs. Ton ennemi ne ressemble à aucun autre. Il est déloyal, il manipule les esprits, il n’a aucun scrupule et son ambition démesurée justifie les pires exactions. Tu pleureras plus tard les compagnons dont sa cruauté t’a privé. Tu dois lui faire face avec ses propres armes. Sinon, malgré ta puissance, il te vaincra.

Djoser médita longuement les paroles d’Imhotep. Il dut faire un violent effort sur lui-même pour étouffer le flot de haine qui l’étouffait et retrouver son calme. Il savait que les paroles d’Imhotep étaient celles de la Maât.

— J’ai reçu tes mots dans mon cœur, mon fidèle ami. Et j’agirai comme tu me le conseilles. A-t-on repéré des Édomites aux frontières de Kemit ?

Semourê prit la parole.

— Quelques troupes sont rassemblées non loin d’Ashqelôn. Elles disposent de navires, mais en nombre insuffisant pour nous attaquer. De plus, Moshem a conclu une alliance avec les bergers des marais. Ceux-ci s’opposeront à une éventuelle invasion, ce qui nous laissera le temps d’intervenir le cas échéant.

Djoser se frotta le menton, d’où un serviteur venait d’ôter la fausse barbe de cuir tressé.

— Tout cela est incompréhensible. En rassemblant une armée plus importante, ils auraient pu profiter de mon absence pour attaquer.

— La défaite que tu leur as infligée il y a quatre ans a dû décourager une partie des chefs de tribu, répondit Imhotep. Ils doivent attendre prudemment l’évolution des événements. C’est pourquoi ton ennemi a soulevé les princes nubiens contre toi. Il espérait que la guerre durerait assez longtemps pour lui laisser le temps de réunir une alliance suffisante. Malheureusement pour lui, tu l’as pris de vitesse en triomphant rapidement.

— Son plan a donc échoué. Il ne lui reste plus qu’une solution : tenter de nouveau de m’éliminer. Nous devons redoubler de prudence.

 

En conséquence, Semourê avait renforcé la surveillance autour de la famille royale. Comme si le retour de l’Horus avait effrayé l’ennemi sournois qui rongeait Mennof-Rê de l’intérieur, les attentats cessèrent. Après une quinzaine de jours sans aucun incident, on se prit à espérer. Peut-être les Sethiens avaient-ils admis leur échec. La victoire écrasante de Djoser sur les Nubiens avait découragé les Édomites. Privé de ses puissants alliés, le fantôme de Peribsen avait peut-être fini par renoncer à ses ambitions démesurées.

Peu à peu, la Cour se reconstituait. Des seigneurs qui avaient préféré fuir l’atmosphère lourde de la capitale revinrent de leur domaine. Ainsi vit-on reparaître Kaïankh-Hotep, revenu de son fief d’Hetta-Heri, accompagné de sa petite cour personnelle. Malgré sa réticence, Semourê dut convenir que la bonne humeur inébranlable du courtisan avait ramené une certaine joie de vivre et le goût des festivités. En vérité, il s’aperçut que toute jalousie envers l’incorrigible séducteur l’avait quitté. Le ventre d’Inmakh s’arrondissait, et sa paternité prochaine lui donnait l’envie de se réconcilier avec tout le monde.

Au début du mois de Phamenoth, Djoser décida d’organiser une grande fête afin de célébrer sa victoire. Tandis que le peuple y participerait sur les rives du Nil, la Cour serait invitée à bord du vaisseau royal. Les réjouissances furent prévues pour la seconde décade du mois.

 

Le navire d’apparat avait été construit immédiatement après le couronnement de l’Horus. C’était un bâtiment en bois de cèdre et de chêne, long de plus de cent coudées, à la ligne majestueuse. Il fallait deux cents rameurs pour le manœuvrer. Lors des cérémonies officielles, son commandement revenait à Setmose, le jeune amiral de la flotte de guerre.

En prévision des festivités, une nuée d’ouvriers, menuisiers, charpentiers, peintres, tisserands, évoluaient sur le pont du vaisseau. L’or ramené de Nubie avait été fondu et étiré en fines feuilles que les métallurgistes collaient soigneusement sur le mât et sur la grande cabine destinée à abriter le roi.

Ce matin-là, on savait que le souverain devait venir sur le port pour rendre visite aux artisans travaillant sur son navire. Aussi, chacun redoublait d’ardeur afin de retenir son attention.

Lorsqu’il arriva, tous se réjouirent, car il était accompagné de la reine Nefert’Iti et de leurs enfants, la petite princesse Khirâ et les princes Seschi et Akhty. Ils offraient l’image de la famille unie telle que l’aimaient les Égyptiens. Derrière le couple royal suivaient les dames de compagnie et quelques seigneurs. Mais il y avait un autre motif de satisfaction : on savait que le roi avait à cœur, lorsqu’il visitait ses ouvriers, de leur offrir un bon repas. Des jarres de bière et de vin avaient été apportées tôt le matin.

Setmose descendit à terre pour s’incliner devant Djoser, qui le releva amicalement. Puis la Cour embarqua. Une table avait été dressée, où des serviteurs commençaient à installer des plats chargés de fruits, de pains aux formes diverses, de gâteaux au miel et aux dattes, d’oiseaux rôtis aux herbes, spécialité d’Ameni.

Comme ils avaient coutume de le faire, Djoser et Thanys s’intéressèrent au travail de chacun, posant des questions auxquelles les braves artisans, impressionnés, répondaient parfois en bredouillant. Le fils de Barkis le tisserand avait repris l’atelier de son père. Avec ses ouvriers, il ornait la cabine royale de toiles bleues, vertes et rouges. Le roi et la reine le connaissaient pour avoir appris le tissage à ses côtés, à l’époque où leur maître, Merithrâ, exigeait qu’ils apprissent les métiers manuels. En raison des souvenirs qui les unissaient, il existait une grande complicité entre eux.

Pendant que la Cour admirait le somptueux navire, Inmakh distrayait les petits. Ceux-ci, depuis leur enlèvement, lui vouaient une admiration sans bornes et une grande affection. La jeune femme rayonnait. Sa grossesse l’avait épanouie. Elle s’attirait un franc succès grâce à un petit singe que Semourê lui avait offert, et dont les espiègleries provoquaient les éclats de rire des trois enfants.

Soudain, l’animal échappa à sa maîtresse et courut vers la lisse. Inmakh se précipita à sa poursuite sous les rires des ouvriers. Bien décidé à profiter de l’aubaine, le singe fila vers la proue. Imnakh n’eut que le temps de le voir sauter dans une ouverture menant vers la cale. Elle s’y engagea à son tour et déboucha là où l’on avait entreposé les jarres de vin et de bière. L’endroit idéal pour abriter un petit singe épris de liberté. Elle commença à appeler, bien entendu sans réponse.

Croyant voir une silhouette bouger, elle s’avança. Soudain, dans la pénombre, une forme sombre se dressa devant elle. Un homme se dissimulait dans la cale, revêtu d’une cape de laine qui masquait jusqu’à son visage. Inmakh poussa un cri. Sans doute le singe devina-t-il que sa maîtresse courait un danger ; il bondit sur l’inconnu, auquel il arracha son capuchon. Alors, comme dans un cauchemar, la jeune femme reconnut le faciès monstrueux de l’homme à la tête brûlée. Il voulut bondir sur elle, mais l’animal le griffa sauvagement. Profitant de l’occasion, Inmakh se précipita vers l’extérieur en hurlant de terreur.

Ensuite, tout alla très vite, trop vite. Alertés par les hurlements de la jeune femme, Djoser et les membres de la Cour demeurèrent un instant stupéfaits. On la vit jaillir de la cale et se précipiter vers le roi en criant des mots incompréhensibles. Setmose comprit aussitôt qu’un danger terrifiant se cachait dans les soutes du navire. L’instant d’après, l’individu au visage ravagé par le feu surgissait à la proue. Il marqua un instant d’hésitation, puis tenta de s’enfuir. Mais il était cerné par de nombreux ouvriers et par quelques gardes. Comprenant qu’il n’avait aucune chance de s’échapper, il replongea à l’intérieur du navire. Setmose se lança à sa poursuite, aussitôt suivi par une demi-douzaine de guerriers.

Instantanément, le souvenir du temple rouge revint à Djoser, qui se mit à hurler :

— Quittez tous le navire ! Vite !

Thanys s’empara des enfants et se précipita vers la passerelle. Elle fut aussitôt suivie par ses dames de compagnie en proie à la panique. Interloqués, les ouvriers ne comprenaient plus ce qui se passait. Certains, gagnés par la terreur, sautèrent par-dessus bord. Djoser, demeuré sur le pont, encourageait les retardataires. Il demeurait encore une trentaine d’ouvriers lorsqu’un vacarme effrayant retentit. L’instant d’après, une onde de chaleur noya le navire. Djoser se précipita à la proue, d’où émergèrent le petit singe d’Inmakh et deux soldats terrorisés, le pagne en flammes. À l’intérieur ronflait un feu infernal, qui dévorait déjà les structures du navire. Épouvanté, Djoser s’époumona pour appeler Setmose, prisonnier du brasier. Mais il était trop tard. Un violent appel d’air projeta vers lui une tornade de flammes tourbillonnantes. Il n’eut que le temps de se jeter en arrière et bascula sur des cordages. Une épaisse fumée noire se répandit autour de lui, lui piquant les yeux. Des cris de terreur éclataient un peu partout.

Soudain, près du grand mât double, le pont s’effondra dans un craquement sinistre, emportant avec lui un groupe d’ouvriers. L’instant d’après, de hautes flammes s’élevèrent à l’assaut de la voile. Sur le quai, la foule hurla de terreur en voyant le navire s’embraser de la proue à la poupe alors que le roi était encore à bord.

Confiant les enfants à la garde d’Inmakh, Thanys tenta d’approcher, mais elle dut renoncer devant la température intense qui se dégageait de l’incendie. Semourê la saisit à bras-le-corps pour la tirer en arrière. Cherchant désespérément le roi des yeux, elle crut qu’il avait péri lorsque des silhouettes noircies émergèrent des eaux sombres du fleuve à peu de distance. Parmi elles, Thanys reconnut Djoser, qui soutenait le fils de Barkis, apparemment blessé. Elle se précipita vers lui, plus morte que vive.

— Il était impossible de regagner la passerelle, expliqua le roi quelques instants plus tard. J’ai dû sauter de l’autre côté.

Le glorieux vaisseau offrait une vision apocalyptique. En quelques instants, les flammes avaient dévoré le pont, et le mât n’était plus qu’une immense torche. Si la plupart des ouvriers avaient réussi à s’enfuir à temps, une dizaine d’entre eux étaient demeurés prisonniers du brasier.

— Dites-moi ce qui s’est passé ! ordonna Djoser aux deux soldats qui avaient accompagné Setmose.

— L’homme au visage brûlé nous a entraînés dans les profondeurs de la cale, répondit l’un d’eux. Il faisait sombre ; on n’y voyait presque rien. Et puis, il y a eu ce bruit étrange, comme un vase qui se brise. Une flamme a surgi de nulle part, et le feu s’est répandu partout en quelques instants.

— Au centre, il y avait un démon qui hurlait, ajouta son compagnon. Ses vêtements étaient en feu, mais il continuait à fracasser les jarres, qui s’embrasaient aussitôt. Il a fini par s’écrouler dans les flammes. Nous avons tenté de fuir, mais le passage était trop étroit. Le feu nous a rattrapés. J’ai senti son haleine horrible sur ma peau.

— Ce chien avait sans doute déjà répandu le produit, intervint Semourê.

— Et Setmose n’a pu s’échapper… murmura Djoser, la gorge nouée.

Il serra les dents pour contenir les larmes qui lui brûlaient les yeux.

 

Le soir, il ne restait du fier navire qu’une carcasse calcinée à demi coulée le long du quai.

— Nous avons eu tort de croire que les Sethiens avaient renoncé, déclara Djoser. Ils sont toujours là. Et sans l’intervention d’Inmakh, jamais nous n’aurions soupçonné la présence de ce chien à bord. Sans doute voulait-il attendre le début des festivités pour mettre le feu au navire. À ce moment-là, il aurait navigué au milieu du fleuve, et les victimes se seraient comptées par dizaines.

— En attendant, il est mort, déclara Semourê. S’il a emporté son secret avec lui, peut-être les incendies vont-ils cesser.

 

On avait désormais la preuve que les sinistres étaient d’origine criminelle. Mais les deux soldats rescapés avaient une tout autre version des faits. La vision effroyable de la torche humaine dansant au cœur du brasier les avait terriblement impressionnés, et ils étaient persuadés qu’il ne s’agissait pas là d’un simple mortel. Leurs yeux avaient vu le démon de feu en personne. Une telle créature ne pouvait périr ainsi dans les flammes. Elle allait revenir et déclencher de nouveau sa fureur sur le Double-Pays. Leur récit se propagea rapidement, provoquant un vif émoi parmi la population.

Pendant les jours qui suivirent, de nouvelles rumeurs confirmèrent la malédiction. Profitant de la confusion des esprits, des individus surgis de nulle part promettaient la destruction de Kemit si l’on ne cessait pas immédiatement la construction de la cité sacrée. Malgré les efforts de Semourê et de Moshem, il fut impossible d’en capturer un seul. Les conséquences de ces mouvements ne se firent pas attendre. En dépit des interventions d’Imhotep, nombre d’ouvriers du chantier désertèrent, rendant impossible la poursuite des travaux.

Des délégués furent nommés. Soutenus par Mekherâ, ils demandèrent à être reçus par le roi. Il les accueillit et les écouta avec attention. Ils expliquèrent qu’ils avaient peur de continuer à travailler. Chacun redoutait d’être la prochaine victime du démon de feu. Djoser eut beau leur assurer que les incendies avaient une origine criminelle, et que le responsable avait péri dans l’incendie de la nef royale, il ne parvint pas à les convaincre. Leur frayeur était trop grande.

Lorsqu’ils se retirèrent, Djoser lui-même dut admettre que le récit des deux soldats avait ébranlé son assurance. Il ne pouvait chasser de sa mémoire le souvenir des hommes qui avaient péri brûlés vifs sous ses yeux, la mort atroce de Setmose. Un doute insidieux l’envahissait : et si ces rumeurs étaient fondées ?

Autour de lui, nombre de seigneurs qui avaient assisté au drame l’incitaient à abandonner le projet de la cité sacrée. Parmi eux, Piânthy, marqué par la disparition de son ami Setmose, se rangea parmi les opposants. Il fut soutenu par Kaïankh-Hotep, chez qui l’incendie du vaisseau avait remué d’horribles souvenirs, comme il le rappela à Djoser.

— Ô Lumière de l’Égypte, je ne peux oublier la mort de mon fils, tué par ce feu maudit. Je ne peux croire qu’il soit uniquement le fait des hommes. Un démon s’acharne sur nous, et je redoute que tous ces incendies ne soient que les prémices d’une catastrophe bien plus terrible.

— Comment cela ?

— Dans les pays du Levant, certaines légendes parlent de boules de feu gigantesques, qui ont anéanti des cités entières parce que leurs rois avaient osé défier les dieux. Il n’en reste aujourd’hui que des déserts étranges, où le sable lui-même a fait place à une sorte de roche vitrifiée où plus rien ne poussera jamais.

Il se tourna vers l’Amorrhéen.

— Ami Moshem, toi qui viens de la région de la Mer sacrée, tu connais ces légendes.

— C’est exact. À l’époque où la reine Nefert’Iti fit ce voyage en Amorrhée, je lui ai montré un endroit semblable.

 

— Aurions-nous provoqué la colère des dieux, mon ami ? Dis-moi ce que je dois faire !

Une aube rose et or illuminait le vaste plateau de Saqqarâh d’une lumière surnaturelle. À l’orient, la vallée du Nil s’estompait derrière une brume éblouissante, au-dessus de laquelle s’élevait le disque éclatant d’un soleil rouge.

Bouleversé par les derniers événements, Djoser n’avait pu fermer l’œil de la nuit. Peu avant l’aurore, il s’était rendu sur l’esplanade sacrée en compagnie de son épouse et du grand vizir, espérant trouver une réponse.

Des parfums subtils et frais leur emplissaient les poumons, mélange des effluves aquatiques remontant du fleuve et des odeurs issues des plantes baignées de rosée qui peuplaient le plateau. Devant eux, l’ébauche de la muraille à redans de la cité sacrée reflétait la lueur dorée de l’aurore. Au-delà s’élevait la masse impressionnante du tombeau royal, dont la base était déjà haute d’une vingtaine de coudées, et s’étirait sur près de deux cents. Au centre, on avait commencé à édifier un second niveau, qui amenait la hauteur de l’édifice à plus de quarante coudées. Aucune construction au monde n’avait jamais atteint de telles dimensions. Au loin vers le sud, le village des tailleurs de pierre semblait abandonné. Seuls quelques irréductibles demeuraient encore sur place, bien décidés à ne pas céder à la terreur superstitieuse qui avait fait fuir leurs compagnons.

Une légère nébulosité baignait le monument grandiose, lui conférant l’aspect d’un rêve inachevé. Djoser se tourna vers Imhotep.

— Mon ami, aurais-je fait preuve de trop d’orgueil ?

— Non, Seigneur, répondit Imhotep. Tu ignores l’orgueil, car tu sais accepter avec humilité les hommages que l’on rend au dieu Horus à travers ta personne. À cause de cela tu resteras dans les mémoires comme un très grand roi. C’est pourquoi tu ne dois pas tomber dans le piège perfide que te tend ton ennemi. Il a réussi à ébranler tes certitudes parce qu’il est parvenu à inspirer une grande terreur à ton peuple. Même tes plus proches compagnons ont fini par douter, et il ne te reste plus aujourd’hui qu’une poignée d’artisans fidèles qui dorment encore, là-bas dans leur village. Tu ne dois pas céder à sa manœuvre sournoise.

Il désigna le colosse.

— Regarde, Djoser, regarde ce monument et imagine-le achevé, lorsqu’un revêtement de calcaire fin le couvrira d’une blancheur étincelante. Imagine ces chapelles dont je t’ai montré les plans. Penses-tu sincèrement qu’un tel hommage rendu aux dieux puisse les offenser ?

— Je ne sais pas… Je ne sais plus que penser. Trop de mes amis ont payé ce projet de leur vie.

Il se tourna vers Thanys.

— Quel est ton avis, ma douce compagne ?

— Je partage l’opinion de mon père, mon frère bien-aimé. Le monstre rôde encore parmi nous. Mais il est issu des hommes et non des neters. Je pense sincèrement que ceux-ci se montreront satisfaits de la réalisation de ce monument magnifique. Et je crois, à l’inverse de nombre de nos amis, que le malheur s’abattra sur nous si nous ne l’achevons pas. Parce que cela voudra dire que nous avons cédé devant le faux dieu qui nous hante. Nous ne devons pas lui laisser la victoire, Djoser. Aucun de tes ancêtres n’a osé imaginer une telle cité sacrée. Grâce à elle, ton nom traversera les siècles et les millénaires. C’est elle qui te rendra véritablement immortel. Et avec toi la richesse et la justice de ton règne. Si tu cèdes aujourd’hui à ton ennemi, tu tomberas pour toujours dans l’oubli, et le chaos s’installera dans le Double-Royaume.

— De combien de sacrifices devrais-je encore payer cette décision ?

— La victoire est proche, mon frère. L’homme qui connaissait le secret du feu-qui-ne-s’éteint-pas a péri.

— Mais peut-être a-t-il transmis son terrible secret…

En proie à un violent dilemme, Djoser s’écarta de ses compagnons. Parfois, il lui semblait que Setmose lui hurlait de poursuivre sa tâche. Il n’était pas mort pour rien. À d’autres moments, il lui semblait percevoir une immense vague de feu déferlant sur la vallée sacrée, dévorant tout sur son passage. Et si Moshem s’était trompé… Peut-être fallait-il interpréter différemment les songes qui lui avaient montré la vallée desséchée par une haleine infernale…

Enfin, il revint vers Imhotep.

— Je ne sais quelle décision prendre, mon ami. Les dieux refusent de m’éclairer.

Derrière lui, il distingua trois autres silhouettes qui les rejoignaient. Il reconnut l’architecte Bekhen-Rê, le sculpteur Hesirê et le vieux Sefmout. Tous trois s’inclinèrent devant lui, puis Imhotep les entraîna à l’écart, sous le regard étonné du couple royal. Enfin, Imhotep revint vers le roi et déclara :

— Il existe un moyen d’ôter le doute de ton esprit. Mais pour cela, je devais avoir l’accord de mes compagnons. Ils me l’ont donné. Pour toi, Horus Neteri-Khet, nous allons, exceptionnellement, transgresser les règles qui régissent notre groupe depuis les origines du monde.

— Que veux-tu dire ?

— Il existe un endroit sacré où tu recevras les réponses à toutes tes questions. Nous t’y conduirons dès demain.

La première pyramide II
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